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France : imam Mahjoubi, une injustice expéditive

Préférence nationale, attaque contre la liberté d’expression, défaut de neutralité de l’État en matière religieuse, déni de justice, surenchère nationaliste... L’expulsion expéditive de l’imam Mahjoub Mahjoubi révèle la pente répressive dans laquelle est résolument engagée la France depuis des années
Mahjoub Mahjoubi à son domicile dans la ville tunisienne de Soliman, le 23 février 2024, un jour après son expulsion de France pour avoir prétendument tenu un discours de haine. Mahjoubi, qui vivait en France depuis les années 1980, a fait savoir qu’il intenterait une action en justice pour tenter d’annuler la décision française (Fethi Belaïd/AFP)

Tout est parti de l’extrait d’un prêche diffusé en direct le 9 février 2024. Mahjoub Mahjoubi, imam de Bagnols-sur-Cèze (Gard), y fustige à sa manière le nationalisme de supporters maghrébins lors de la Coupe d’Afrique des nations de football. À un moment, l’imam confond les termes « multicolores » et « tricolores » au sujet des drapeaux brandis durant la compétition.

L’extrait décontextualisé devient aussitôt viral. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, l’interprète comme un « appel à la haine » et demande au préfet du Gard de le signaler au procureur de la République. Il exige aussi le retrait du titre de séjour de l’imam, valable jusqu’en 2029, en vue de son expulsion prochaine, comme le permet l’article R432-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda).

Arrêté le 22 février à son domicile, l’imam est placé en centre de rétention administrative puis expulsé vers la Tunisie le soir même. En douze heures, un homme vivant en France depuis 40 ans, fils d’un ouvrier agricole installé en 1971 dans le Gard, est interpellé, enfermé et expulsé du territoire sans être présenté à un juge et sans avoir été condamné en justice pour le moindre fait.

Punir d’abord, juger ensuite

Pour parvenir à ce résultat, il a fallu lever des obstacles d’ordre juridique. En premier lieu, rendre inopérantes les protections qui empêchent d’expulser certaines catégories d’étrangers. L’article L. 631-3 du Ceseda énumère des comportements d’une particulière gravité (appel à la haine, à la violence…) permettant d’expulser des étrangers d’ordinaire inexpulsables.

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Ensuite, un arrêté ministériel d’expulsion (AME) a été pris « en urgence absolue », sans que l’on sache bien ce qui constitue en l’espèce l’urgence. L’AME supprime des garanties procédurales. L’imam n’a pas été présenté devant un juge et n’a jamais eu l’occasion de s’expliquer sur ses propos controversés. Il n’y a eu aucun débat, l’arrêté ministériel faisant foi.

L’avocat de l’imam peut former un recours sur le fond, mais au prix d’une longue procédure. En l’absence de son client. À titre d’exemple, le tribunal administratif de Paris examine actuellement le recours formé contre l’arrêté d’expulsion pris par le ministère de l’Intérieur en juillet 2022 contre l’imam Hassan Iquioussen, expulsé vers le Maroc en janvier 2023.

Les étrangers se trouvent en situation de « moindre droit ». La décision administrative les concernant est exécutée, avant qu’elle ne puisse être contestée. Les recours, habituellement suspensifs, ne le sont pas ici. Même en cas de poursuites pour « apologie du terrorisme », un citoyen français aurait pu se défendre devant une cour, un débat contradictoire aurait eu lieu.

Introuvable neutralité religieuse

Central dans les discussions sur la laïcité au cours des années 1980 et 1990, le principe de séparation des Églises et de l’État est désormais supplanté par celui de neutralité de l’État en matière religieuse. Or, relève le juriste Jean-Marie Woehrling, « le concept même de neutralité comporte des ambiguïtés qui laissent ouvertes de nombreuses options d’organisation du droit des religions ».

Des ambiguïtés qui peuvent devenir de véritables entorses au principe de neutralité. L’arrêté d’expulsion du 22 février reproche ainsi à l’imam Mahjoubi d’avoir véhiculé dans des prêches du 2, 9 et 16 février « une conception littérale, rétrograde, intolérante et violente de l’islam, de nature à encourager des comportements contraires aux valeurs de la République ».

L’expulsion expéditive de Mahjoub Mahjoubi devrait alerter toutes les personnes soucieuses de l’état des droits et libertés en France. Elle révèle comment le poison de la « préférence nationale » s’instille dans les consciences

Mais est-ce aux autorités de dire ce qu’est une bonne conception de l’islam ? Sur quelle base devraient-elles se fonder ? L’État français est-il devenu législateur en matière religieuse ? Le ministre de l’Intérieur emploie le terme « imam » entre guillemets à propos de Mahjoub Mahjoubi comme s’il lui revenait de décider qui est légitime en France pour exercer cet office.

Le traitement d’exception réservé aux imams est sans équivalent. À titre d’exemple, la Charte des principes pour l’islam de France, plus connue sous le nom de « Charte des imams », est un texte politique que doivent signer les responsables de mosquées sous peine de diverses mesures de rétorsion administratives. Ce texte n’a aucun équivalent dans les autres cultes.

Communication politique

Sitôt l’imam Mahjoubi expulsé, le ministre de l’Intérieur s’est félicité de cette mesure, qu’il s’est empressé de mettre au crédit de la loi immigration du 24 janvier dernier. En pratique, c’est faux. Contrairement à ce qu’affirme Gérald Darmanin, l’arrêté ministériel d’expulsion était possible avant ladite loi, de même que les articles du Ceseda cités préexistent à la loi.

Mais qu’importe la rigueur juridique quand il est possible de réaliser à peu de frais un « coup » médiatique. C’était d’ailleurs tout l’objectif de cette affaire. Comment justifier l’urgence à expulser du territoire un homme présent en France depuis près de quatre décennies autrement que par calcul politique ? Élémentaire, il consiste à battre l’extrême droite sur son propre terrain.

Il serait toutefois hâtif de réduire cette histoire à une diversion ou à une banale visée électoraliste. Ce dont il est question ici impacte la vie de millions de personnes. L’islamophobie reconfigure tout le champ politique en servant de catalyseur aux extrêmes droites en Europe. Elle permet en outre de faire adopter des lois liberticides, étendues ensuite à tout le monde.

L’expulsion expéditive de Mahjoub Mahjoubi devrait alerter toutes les personnes soucieuses de l’état des droits et libertés en France. Elle révèle comment le poison de la « préférence nationale » s’instille dans les consciences. Deux ordres juridiques coexistent désormais. Ce que les nationaux sont libres de dire ou faire est interdit aux étrangers. Surtout s’ils sont musulmans.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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